BOB MARLEY
Nous sommes dans le village de Shrinakat, au sud de l’Inde. Le voyageur qui arrive dans cette petite bourgade perdue dans le bush et la poussière se dit qu’il n’y trouvera que des villageois écrasés par la pauvreté et dont la lassitude se lit dans le regard désabusé qu’ils posent sur les étrangers. Et pourtant, au milieu du village, à quelques encablures d’un terrain vague où une meute de gamins courent derrière un ballon en caoutchouc, se dresse une stèle de couleur ocre sur laquelle sont inscrits ces mots extraits d’une chanson de Bob Marley : « Get, Stand Up, Don’t Give Up The Fight » ou « Lève Toi, Bats Toi, N’abandonne pas Le Combat ».
Les villageois vous diront que l’homme qui l’a posée là est mort depuis bien longtemps, mais personne n’a jamais pensé à la déraciner et la citation qu’elle porte est quelque peu devenue la devise des habitants de Shrinakat. Cette anecdote illustre à elle seule l’immense aura de celui qui fut la première star du Tiers Monde.
Pourtant, lorsque Bob Marley vient au monde à Nine Miles, un hameau des collines à une heure de la route de la côte nord de la Jamaïque, rien ne présageait d’une telle destinée. En effet, la naissance de Bob est marquée du sceau de la discorde car son grand-père, un paysan chrétien et rabouteux, accepte mal que Cedella Malcom, sa fille de seize ans se retrouve enceinte. Quelques mois plus tôt, elle avait cédé aux avances répétées du capitaine Norval Marley, un fils de planteurs blancs d’origine britannique, qui à plus de cinquante ans, supervise les travaux champêtres pour ses parents et pour ceux qui veulent bien l’employer. Conscient d’avoir enfreint les règles de cette société rurale très ancrée dans les valeurs chrétiennes de mariage et de chasteté, Norval accepte d’épouser Cedella contre l’avis de sa famille qui le déshérite :un blanc n’épouse pas une Noire.
Quand il voit le jour le 6 février 1945 (date figurant sur son passeport, mais non vérifiée car la Jamaïque sous domination coloniale, ne peut pas fournir de pièce d’acte de naissance), le capitaine Marley prénomme son fils Nestor (qui deviendra Nesta, sa mère l’écrit ainsi), avec en deuxième prénom Robert, du nom de son frère. Mais Norval Marley disparaît bientôt et sombre dans la boisson avant de revenir cinq ans plus tard pour promettre de donner à son fils une éducation décente. Coupable, il est en pleurs et promet de donner tout ce qu’il a pour Bob : deux pièces en cuivre d’un penny. Il décédera quelques années plus tard, brisé et malade.
Plus tard, Bob va à l’école et participe aux travaux champêtres, mais déclare déjà qu’il sera chanteur, influencé par son grand-père maternel qui tâte du violon et de l’accordéon et par son oncle, musicien semi professionnel dans un orchestre de bal populaire. Le premier morceau que chante Bob est une pièce de mento, « Touch Me Tomato », qu’il interprète en tapant deux morceaux de bois l’un contre l’autre pour tenir le rythme. Car Bob aime chanter et ne rate jamais les sessions enfiévrées de l’église baptiste où il accompagne sa mère tous les dimanches. On y chante le gospel et c’est là que Bob découvre la fonction thérapeutique de la musique car il en sort comme « empli d’une nouvelle force et confiant en l’avenir ».
En 1957, sa mère emménage à Kingston et exçerce le métier de femme de ménage. Elle vit désormais avec Thadeus Livington, le père de Neville « Bunny » Livingston qui devient le partenaire de chant de Nesta. C’est Bunny qui fabrique une première guitare avec des fils électriques dont il a enlevé les gaines, une boîte de sardines sert de caisse de résonnance, et un morceau de bambou de manche. C’est ainsi que sont élaborées les premières mélodies de ceux qui, plus tard, seront mondialement connus sous le nom de « Wailers ».
Mais le temps où Bunny et Bob vivront de la musique semble bien lointain et en attendant, ils doivent bien trouver un moyen de gagner leur pain. Aussi, devant l’insistance de sa mère qui ne voit pas d’un bon œil la passion de son fils pour la musique, Bob devient apprenti-soudeur dans un garage des bas-fonds de Kingston.
Mais en 1962, il subit un grave accident qui manque de lui arracher un œil, comme ce fut le cas pour un autre garçon qui travaille dans le même garage que lui. Il s’appelle Derrick Morgan et a profité de son congé maladie pour tenter sa chance comme chanteur et a enregistré son premier disque. Il conseille à Bob d’en faire autant auprès de Leslie Kong, un producteur chinois, patron des disques Berverly’s. Après un test éreintant durant lequel Bob a dû jouer une dizaine de morceaux, Kong le signe pour deux quarante- cinq tours sous le nom de Robert Marley.
Les deux titres, « Judge Not » puis Cup Of Coffee », même s’ils sont chantés sur un rythme ska, symbole de l’indépendance de la Jamaïque en 1962, préfigurent des thèmes qui seront le fil conducteur de l’œuvre de Bob Marley : spiritualité, amour et lutte sociale. Nesta a dix-sept ans quand ses deux 45 tours sortent aussi en Angleterre sur un tout nouveau label de ska dirigé par Chris Blackwell, un jeune Jamaïcain blanc, qui, tout en poursuivant ses études à Londres, s’est lancé dans la production pour faire connaître la musique de son pays.
L’avènement des Wailers
Bob et Bunny sont alors rejoints par Winston Hubert Mc Intosh, plus connu sous le nom de Peter Tosh qui possède une vraie guitare et leur apprend à en jouer. Avec Junior Braithwaite ( avril 1949 – juin1999), ils forment un quatuor d’harmonies soul qui s’inspirent d’un groupe soul, les Impressions de Curtis Mayfield. C’est à ce moment qu’ils rencontrent « Sir » Coxson Dodds, patron de Studio One, connu pour sa voracité en affaires, et entre 1963 et 1965, ceux qui se font alors appeler les « Wailing Wailers » enregistrent une centaine de morceaux à succès dont l’énergique «Simmer Down » de Bob Marley qui apparaît dans le top charts d’avril 1964.
Mais malgré ces perles musicales et un labeur acharné, Bob et ses amis ne toucheront jamais plus de trois livres par semaine de la part de Coxsone Dodds, qui un jour où ils étaient allés lui réclamer leur dû, oppose aux Wailers un argument de taille : un colt 45 ! Peter Tosh gravera encore quelques titres pour Studio One comme le magnifique « Rasta Shook Them Up » où, pour la première fois, il est fait mention du mouvement rasta. Mais début 1966, les « Wailers »(« les Plaintifs ») quittent Studio One qui s’il leur a apporté un succès certain, mais circonscrit aux bals locaux, ne leur permet pas de gagner leur vie.
Cependant, cette décision est lourde de conséquences car elle entraîne une longue période de désoeuvrement pour les Wailers, et las de ne rien faire de la journée, Bob décide de partir aux Etats-Unis où il a trouvé un job dans l’équipe de nettoyage de l’hôtel Dupont à Willmington. Pendant ce temps, la Jamaïque vibre à l’occasion de la visite officielle de l’Empereur d’Ethiopie Haile Selassie Ier, le dieu vivant des Rasta jamaïcains, Jah Rastafari. La femme de Bob, Rita, qu’il avait épousée avant son départ le 10 février 1966 est présente lors de l’arrivée du monarque qu’elle perçoit comme étant Jesus réincarné.
Quand Bob rentre à l’automne 1966, il se déclare aussi rasta et avec ses maigres économies, monte sa marque de disques, Wail n’Soul’m. Rita qui fait partie des plus belles voix de la Jamaïque a quitté Studio One dont elle était aussi pensionnaire pour lier son destin à celui de Bob dont elle porte l’enfant. Les disques sortiront désormais sous le nom de Bob Marley & The Wailers et le cas échéant, Peter Tosh & The Wailers.
Entre-temps, une mutation musicale s’est opérée car le ska est passée de mode et la Jamaïque vibre désormais au son du rock steady, plus lent et essentiellement axé sur les voix soul. Les deux premiers titres enregistrés en autoproduction par Bob Marley and The Wailers sont « Bend Down Low » et « Freedom Time » (le temps de la liberté) comme un pied de nez à Studio One et à leur statut d’esclaves de Coxsone Dodds. Tous les ingrédients du succès sont là et les Wailers soutiennent la comparaison avec les grands groupes de l’époque comme les Heptones ou les Paragons. Mais en quittant Coxsone Dodds, ils se sont aussi privés de l’appui de son puissant sound system qui représente à l’époque le seul moyen d’écouler leurs productions.
Bob, Rita, Bunny et Peter ouvrent alors une petite boutique et y vendent leurs 45 tours de rock steady, le nouveau style qui a détrôné le ska. Bob est obligé de distribuer ses disques à vélo, et malgré une apparition à la télé dans l’émission de Neville Willoughby qui passe aussi « Nice Time » dans son émission radio, les Wailers n’ont aucun succès. Mais ce manque de réussite est quelque peu compensé par un immense bonheur car le 23 août 1967, vient au monde Cedella (c’est aussi le nom de la mère de Marley), la première fille de Bob et de Rita.
Côté musique, l’horizon s’éclaircit quelques mois plus tard lorsqu’en janvier 1968, Bob, Peter et Rita rencontrent le chanteur américain Johnny Nash et son manager Danny Sims, qui cherchent à lancer le rock steady aux Usa. Alors que Nash enregistre en Jamaïque, les Wailers en profitent et enregistrent pour Sims -sous le nom de Bob, Peter and Rita- une série de morceaux très rock steady comme « Rock To The Rock », « How Many Times » mais aussi des ballades doo wop comme le bouleversant « Chances Are ». Apparaît aussi le très sémillant « Don’t Rock My Boat » (qui deviendra « Satisfy My Soul » en 1978). D’autres petits producteurs comme Bunny Lee ou le Hollandais Ted Pouder tenteront leur chance en 1969, mais les Wailers ne décollent toujours pas et la période de disette se prolonge.
Peu après la naissance de son fils David « Ziggy » Marley en octobre 1968, Bob repart chez sa mère aux Usa. Bien qu’il ait coupé ses nattes rasta pour bien présenter, il n’obtient pas le poste de docker qu’il était venu chercher. Il parvient néanmoins à se faire engager à l’usine Chysler de Willmington. Son travail de nuit qui consiste à porter des pièces est plus que pénible et va lui inspirer une chanson magnifique qui sortira des années plus tard sous le titre de « Night Shift ».
A son retour en Jamaïque, les Wailers fondent les disques Tuff Gong ( du surnom de Bob et qui veut dire « dur comme le gong » ) et qui fait référence au fondateur du mouvement Rastafari, Leonard Howell surnommé Ganguru Maragh, mais aussi Gong tout court. Bob enregistre pour la première fois avec Aston « Family Man » Barrett et son frère Carlton qui vont le suivre jusqu’au bout de la route. Leur collaboration accouche des 45 tours « Black Progress » et « Hold On To This Feeling » qui sont les premiers dub de Marley à être publiés. Cependant, les Wailers ne voient pa le bout du tunnels et après plusieurs auditions infructueuses début 70, Bob se rapproche du producteur et musicien Lee Scratch Perry qui, avec sa marque Upsetter, connaît un succès non négligeable à l’étranger.
Soutenus par la formidable rythmique des Upsetters, un groupe jamaïcain mythique, les Wailers gravent de chefs d’oeuvres impérissables et créent les arrangements de compositions somptueuses comme « Kaya », « Sun Is Shining » , « Soul Rebel », ou « Duppy Conqueror ». Les jeunes frères Barrett font alors entrevoir leurs immenses possibilités comme sur le pot-pourri « All In One » où tous les instruments (sauf la batterie) sont joués par Aston Barrett. Lee Perry publie nombre de ces single en Jamaïque, tandis que deux albums 33 tours, « Soul Rebels » et « «African Herbsman » sortiront en Angleterre chez Trojan (propriété du Jamaïcain blanc Chris Blackwell) en 1973- 74. Mais une fois de plus, Bob, Rita, Bunny et Tosh sont dépités car ils ne toucheront pratiquement rien après un intense labeur.
Bob part en Suède vers mai 1972 . Il est salarié par Danny Sims pour composer des chansons qui doivent figurer sur la bande son du film où joue Johnny Nash , « Love Is Not A Game ». Mais il ne sera jamais payé. Bob quitte l’Europe au printemps 1972 et part chercher son groupe à Kingston pour une tournée promotionnelle au 45 tours « Reggae On Broadway » qui va sortir. Avec les frères Barrett,Peter Tosh et Bunny Wailer, ils commencent à répéter à Londres mais le disque ne se vend pas et après quelques concerts, ils rentrent en Jamaïque après un séjour de quatre mois.
Island Records
En Octobre 1972, Bob a rencontré Chris Blackwell à Londres. Le producteur jamaïcain ne décolère pas car il n’a pu obtenir le renouvellement de son contrat avec une autre star montante de la musique jamaïcaine, en l’occurrence Jimmy Cliff qui tient le premier rôle dans le film « The Harder They Come » qui va largement contribuer à faire connaître le reggae à travers le monde. Bien décidé à ne pas louper le train, Chris Blackwell se rabat sur Bob et les Wailers car il sent que cette musique va faire un malheur dans un futur très proche. Aussi, il ne perd pas de temps et demande à Bob de rentrer en studio.
L’album « Catch A Fire » est concocté en Jamaïque chez l’ingénieur du son Harry J, toujours avec Peter Tosh, Bunny Wailer,Carlton Barrett, son frère Aston et Robbie Shekespeare à la basse sur deux titres. On y trouve des perles comme « Slave Driver », l’hypnotique « Catch A Fire » où Tosh fait pleurer sa guitare à pédale « wah-wah », ainsi que le sensationnel « Stir It Up » qui dénote du back ground soul que les Wailers ont accumulé depuis leurs débuts en 1966. Bob et ses camarades signent alors un contrat de disques international avec Blackwell, ce qui leur permet d’avoir un rayonnement plus grand à cause du prestige d’ Island Records à travers le monde.
Le premier disque des Wailers obtient un succès d’estime en Europe et aux Etats –Unis, ce qui permet à la bande d’entamer une deuxième tournée anglaise en avril 1973. Mais contre toute attente, Bunny Wailer quitte le groupe déçu par les pressions psychologiques, financières, le climat et le mode de vie occidentaux. Décidés à battre le fer alors qu’il est encore chaud, les Wailers retournent en studio pour enregistrer l’album « Burnin’» auquel participe le jeune claviste prodige Earl Wilber Force « Wire » Lindo qui apporte à la musique des Wailers la profondeur mélodique qui manquait à « Catch A Fire ». Pourtant orienté vers un large public, plus rock et plus conforme aux standards occidentaux, « Burnin’ » est bien accueilli mais passe presque inaperçu, même s’il contient des standards du reggae comme « Get Up Stand Up » qui est considéré comme le cri de ralliement des rasta, « Small Axe ou le magnifique « I Shot The Sheriff » dont la reprise vaudra à Eric Clapton son seul disque d’or en Amérique.
C’est le moment que choisit Peter Tosh pour quitter les Wailers, déçu qu’Island mette Marley trop en avant et lui fasse jouer les seconds rôles. Tosh réalisera ensuite une carrière plus qu’honorable en gravant des albums de qualité comme le fameux « Legalize It », le sémillant « Bush Doctor » ou le manifeste rasta qu’est « Equal Rights ». Mais jusqu’à sa mort tragique en 1987 lors d’un cambriolage dans sa maison, il gardera une rancune tenace pour Blackwell et les Wailers. Lorsqu’on lui annonce la mort de Bob, il aura ces mots très durs (qu’il regrettera toutefois plus tard en expliquant qu’il voulait dire que Bob avait été victime du système capitaliste) : « Only fools die » ou « Seuls les idiots meurent ». Désormais, Bob s’occupe seul de composer, chanter, jouer de la guitare et réaliser lui-même ses disques pour le producteur Chris Blackwell, qui s’il est directeur artistique, n’intervient pas dans la création musicale des Wailers.
Désormais recentré autour de Bob comme timonier, le groupe s’attaque à la réalisation de l’album suivant, « Natty Dread », dont un titre, « No Wowan No Cry » émeut l’Angleterre du rock tout puissant. Bob y parle de « son passé d’esclave », « d’amis qu’il a perdu en route » et d’un avenir radieux qui ne doit pas occulter les souffrances du passé », comme s’il réglait ses comptes pour entamer une nouvelle vie. Avec d’autres titres comme « Lively Up Yourself », « Natty Dread », « Revolution », « Them Belly Full », l’album « Natty Dread » est considéré comme le chef-d’œuvre ultime des Wailers et que les journalistes anglais découvrent lors de la tournée promotionnelle qui suit sa sortie.
Lors d’un concert mémorable au Lyceum de Londres (qui donnera l’album « Live »), les Wailers se révèlent au monde entier et contre toute attente, Bob devient une star planétaire en l’espace de quelques mois. Il fait découvrir à l’Occident les racines historiques, spirituelles de toute civilisation et prône le rapprochement de tous les hommes sous une même bannière, celle de Jah, (dérivé de Jeovah) dont Haile Selassie Ier, empereur d’Ethiopie est la réincarnation. En 1976, « Rastaman Vibration » enfonce le clou et se vend très bien, y compris en Amérique où il se classe même numéro 10. Cet opus contient des morceaux inoubliables comme « Positive Vibration », « Roots Rock Reggae » où Bob clame son amour de la musique et surtout le sublime « War », dont le texte est extrait de la très brillante intervention de l’Empereur d’Ethiopie devant l’Assemblée Générale de l’Onu dont il est un des pères fondateurs.
Le message contestataire et anticonformiste de Bob se répand comme une traînée de poudre au sein de toutes les couches et ce sur tous les continents. A une époque où les « trente glorieuses » appartiennent au passé et où le chômage pointe le bout de son nez en Occident, le phénomène Marley est désormais mondial. L’enfant de Kingston devient le porte-parole des sans -voix, et identification aidant, la culture rasta se développe au sein du public et auprès des musiciens.
Héros planétaire
En Jamaïque, les rasta, Bob en tête prennent fait et cause pour le Premier Ministre Michael Manley car ils sont convaincus que son adversaire, Edgar Seaga est un pion de la Cia qui ne veut pas que Manley soit réélu, étant « trop socialisant » à leur goût. Mais les Américains ne parviendront pas à placer leur candidat au pouvoir puisque que Manley est reconduit à une écrasante majorité. Les partisans de Seaga sont alors convaincus que sans l’aide de Marley, le Premier Ministre jamaïcain n’aurait jamais remporté cette élection. La CIA et les partisans de Seaga vont alors déchaîner une guerre civile terrible qui fera des centaines de victimes dont Bob lui-même.
Début décembre 1976, plusieurs hommes lourdement armés font irruption dans sa maison de Kingston et déversent un torrent de feu sur les occupants. Bob est touché au bras et au torse, sa femme Rita est blessée, tandis que Don Taylor, le nouvel impresario des Wailers reçoit six balles (il survivra). Résolus à ne pas céder aux pressions, Bob et les Wailers montent sur scène deux jours après comme prévu pour le concert géant Smile Jamaïca devant le public du National Stadium de Kingston estimé à 80 000 personnes. Bob avec des bandages va marquer d’une pierre blanche l’Histoire de son pays en livrant une magnifique prestation durant laquelle il appelle les Jamaïcains à s’unir contre le néocolonialisme et la barbarie .
Aussitôt après, Bob quitte la Jamaïque et emménage à Londres avec Cindy Brekespeare, Miss Monde 1976 avec qui il aura un fils. Pendant plus d’un an, les Wailers sillonnent l’Europe et enregistrent l’album « Exodus » aux Studios de Basing Street. Dévolu au thème du rapatriement des Afro-américains, cet opus contient d’énormes succès comme l’inclassable « Natural Mystic », le très politique « So Much Things To Say » dans lequel Bob met ses ennemis au défi de le faire taire, et les tubes planétaires « Jamming » et Waiting In Vain ».
Au printemps 1976, Bob et les Wailers s’embarquent pour la plus grande tournée de reggae jamais organisée, et partout où il passe, Bob reçoit un accueil digne d’un chef d’Etat au point où tous les services secrets le suivent pas à pas, le soupçonnant à tort de fomenter une révolution. Quand il n’est pas sur scène, Marley joue beaucoup au football avec ses amis, dont l’international jamaïcain Allan « Skill » Cole.
A Paris, en mai 1976, à la suite d’un accident lors d’un match amical Wailers-monde du spectacle, un médecin diagnostique une tumeur et préconise l’amputation du gros orteil droit de Bob. Mais six concerts sont prévus au Rainbow de Londres pour clore la tournée, et Bob remet à plus tard l’opération.
En 1978, Marley sort « Kaya » que les critiques accueillent tièdement car ils pensent que le Pape du reggae a édulcoré son message depuis la tentative d’assassinat de 1976. Cet album contient néanmoins de gros succès comme « Easy Skanking », « Is This Love », le magnifique «Satisfy My Soul » et le spirituel « Running Away ».
Mais pour un homme viscéralement attaché à sa terre natale comme Bob, l’exil devient trop long et le 22 avril 1979, il rentre triomphalement en Jamaïque pour le One Love Peace Concert . L’image de Bob tenant sur scène les mains des deux adversaires politiques entre les siennes en signe de paix et d’union fait le tour du monde et à partir de ce moment, Marley entre pour toujours au Panthéon des messagers de la paix comme Martin Luther King ou le Mahatma Gandhi. Pour couronner le tout, Bob est décoré de la médaille de la paix des Nations Unis au moment où sort « Live At The Rainbow ».
C’est le plus beau jour de sa vie, mais Bob sait que les démons de la division se terrent dans l’ombre. Pour consolider l’édifice, il va tenter de rapprocher les deux factions rivales en s’entourant de leurs chefs gun-men (tueurs), leur offre des cadeaux somptueux, et sous son aura, les factions en viennent à sympathiser. Pendant cette période, Bob distribue de l’argent à ceux qui en ont besoin et dépense ainsi des millions de dollars. La queue est souvent longue devant le 56, Hope Road (la bien nommée), sa maison de Kinsgton et lorsqu’il n’a plus rien à donner, Bob se promène avec les poches retournées dépassant de son pantalon.
Après un dernier chef-d’œuvre « Survival » en 1979, les soucis de santé s’accumulent en pleine tournée mondiale qui passe par la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Japon. De passage à Boston, Bob chante au stade de Harvard afin de réunir des fonds pour les combattants de la liberté africains, et à cette occasion, prononce un discours mémorable sur l’unification de l’Humanité et la reconnaissance de l’identité divine de Hailé Sélassié, le Ras Tafari, descendant direct de Salomon, le Roi des Rois.
En 1980, Marley réalise son rêve de jouer en Afrique à l’occasion de l’indépendance du Zimbabwe, dernier pays colonisé du continent africain. Devant le dénuement du nouvel état qui ne peut prendre en charge les frais des festivités, Bob débourse 250 000 dollars pour déplacer son groupe et le matériel nécessaire. En été, une tournée européenne lance l’album « Uprising » qui contient encore d’immenses titres comme « Zion Train » qui fait référence au paradis terrestre de Sion,Pimpers Paradise », le mystique « Forever Loving Jah », et surtout le très disco « Could You Be Loved » qui est censé lui ouvrir définitivement les portes du difficile marché américain. Le titre tient toutes ses promesses puisque l’Amérique succombe à son tour à la « marleymania » et en septembre 1980, le Madison Square Garden accueille les Wailers pour un concert qui est resté gravé dans les mémoires.
La fin
Mais le lendemain, Bob s’effondre pendant son exercice de course à pied quotidien à Central Park. Les médecins lui annoncent que son cancer s’est étendu aux poumons et au cerveau, et qu’il n’a plus que quelques semaines à vivre. Bob garde l’information secrète pourqu’on ne l’empêche pas de monter sur scène une dernière fois le 23 septembre. Il clôt le concert avec une émouvante version de « Redemption Song » lourde de sens, et ce jour-là, les spectateurs ont l’étrange sentiment que le « Tuff Gong » s’est brisé et qu’il est en train de leur dire adieu. En désespoir de cause, Bob part pour l’Allemagne où un ancien médecin nazi, le docteur Issels le maintient en vie au prix d’une thérapie fort controversée et qui vaut à Bob d’immenses souffrances. Début mai, tout espoir et abandonné, et c’est un Bob rasé, décharné qui retrouve sa mère à Miami.
Le 11 mi 1981, il meurt entouré de ses enfants, Ses derniers mots sont pour son fils Ziggy : « l’argent ne fait pas la vie ». Le monde entier est sous le choc et pour ses funérailles nationales, le convoi s’étale sur des dizaines de kilomètres pour accompagner Bob à sa dernière demeure au sommet de la colline de Nine Miles, là même où il était venu au monde 36 ans auparavant. Il laisse douze enfants issus de dix femmes différentes, des dizaines de millions de dollars, mais pas de testament, sinon celui qui est compris en une seule expression : one love, one people, one destiny.
Un jour, il disait ceci à un de ses amis : « quand je serai vieux et fatigué, je poserai ma guitare, et je verrai si elle joue du Bob Marley ». Il n’a pas eu le temps d’être vieux et fatigué, mais une chose est sûre : aujourd’hui, toutes les guitares du monde en jouent. Zack Badji
Illustration: dessin de Régine Coudol-Fougerouse