Keny Arkana
Malgré ses trente ans et une solide expérience de l’underground du rap français, Keny Arkana ressemble à une de ces innombrables adolescentes que l’on peut rencontrer chaque jour. Détrompez vous car vous vous trouvez en face l’une des meilleures plumes du rap hexagonal. Mais la route fut longue et semée d’embûches pour Keny. En effet quand elle vient au monde le 20 décembre 1982 à Boulogne-Billancourt, la situation familiale est des plus délicates et la jeune Keny en est grandement affectée.
Commence alors une période tumultueuse où Keny, submergée par son mal-être et l’absence de ses parents multiplie les fugues. Autant d’appels au secours que les services sociaux décryptent mal puisqu’un juge pour enfants prend la lourde décision de placer Keny en foyer. Elle a 11 ans, et ces évènements qui auraient pu la détruire et qu’elle racontera plus tard de façon poignante dans ses chansons Je me Barre et Eh Connard ( où Keny s’en prend à un directeur de foyer qui pensait qu’elle n’avait pas d’avenir ) vont être les fondements de sa rage contre « le système » et faire d’elle cette artiste hors-normes que l’on connaît aujourd’hui.
Et quoi de plus naturel si Keny, à 13 ans, commence à écrire des textes et choisit le rap pour exprimer ce qu’elle nomme « la rabia del pueblo », autrement dit la rage du peuple. En 1996, Keny commence à se produire devant ses camarades de foyer, mais très vite, cet espace devient trop petit. Elle décide alors d’adhérer à deux collectifs (Mars Patrie et État-Major), ce qui lui permet de se faire connaître dans l’underground. Un premier maxi vinyle paraît en 2003, porté par le collectif État-Major alors composé de Kao Domb’s, Chakra Alpha et DJ Truk. A partir de ce moment, Keny participe à plusieurs mix-tapes, concerts ou encore à des émissions de radio, d’abord sous le nom de Keny, avant d’y apposer le nom d’Arkana, personnage de la série d’animation Les Mondes Engloutis. Ce héros luttant seul contre tous pour la justice est la liberté est certainement une sorte d’avatar pour Keny qui se définit désormais non comme une rapeuse, mais comme « une contestataire qui fait du rap ».
Une ligne dont elle ne s’écartera plus, faisant de sa musique une tribune où elle milite pour une « colère positive, fédératrice, porteuse d’espoir et de changement ».Le sociologue Phillipe Corcuff n’hésitera pas à rapprocher les paroles altermondialistes de Keny du langage néo-zapatiste du sous-commandant Marcos au Mexique et de la mélancolie radicale du philosophe allemand Walter Benjamin. Après de nombreuses apparitions sur des compils, Keny s’attelle à l’écriture de son premier album. Cet opus produit par Entreprise Karl Colson et Kilomaître, sort en octobre 2006 sous le titre de Entre ciment et Belle étoile.
La France découvre alors ce bout de femme à l’énergie et l’engagement, sans faille, dont les textes et surtout la musique, loin des grosses basses et des sempiternelles formes rythmiques auxquelles nous étions habitués constituent une bouffée d’oxygène pour le rap hexagonal. Mais Keny veut aller plus loin et toucher les décideurs. L’occasion se présentera en novembre 2007 lorsqu’en pleine tournée nationale, Keny est invitée à concourir pour le prix Constantin. Les organisateurs de l’événement doivent encore s’en mordre les doigts puisque ce jour- là, tout l’establishment de la droite va en prendre pour son grade.
En effet, Keny déboule sur la scène comme un pitbull et entonne son désormais célébrissime Nettoyage Au Karcher, dont les paroles sont plus qu’explicites : « Elle est où la plus grande racaille ? », « A l’Elysée ! crie-t-elle, pendant que ses partenaires sortent des Karcher et font mine de nettoyer un acolyte affublé d’un masque de Nicolas Sarkozy. La tension est alors à son paroxysme, et alors que beaucoup décident tout simplement de quitter la salle, d’autres cherchent en vain du regard la ministre de la culture, on découvrira le lendemain dans les colonnes du Parisien, qu’il fut sagement indiqué à Christine Albanel de s’installer dans la salle après le passage de Keny Arkana. Notre rapeuse venait de gagner le respect de toute la scène hip-hop, car avant elle, seul NTM était allé aussi loin dans la défiance envers l’ordre établi. Quelques jours plus tard, Joey Starr, grand contestataire s’il en est tressera à Keny des lauriers, en s’exprimant sur le sujet avec le style imagé qui est habituellement le sien : « elle a des c. . . cette meuf », dira –t-il, le plus sobrement du monde.
C’est auréolée de ce coup d’éclat que Keny se produit en première partie de plusieurs concerts de Manu Chao et se produit dans de nombreux festivals comme les Eurockéennes. En 2008, Keny lance son nouvel album Désobéissance où elle fustige le nouvel ordre mondial (« Nouvel Ordre officieux, Terrorisme officiel » ) contre lequel elle prône « la désobéissance civile ».L’album s’achève sur une prise de conscience sombre et cependant teintée d’espoir et de solidarité ( Cinquième Soleil ), adressée à « la dernière génération à pouvoir tout changer ».
Il faudra attendre avril 2011 pour voir Keny revenir dans les bacs avec le single V pour Vérités , tiré de sa mix-tape à venir et intitulée L’Esquisse 2 . Une semaine après mise en ligne, le titre totalisait déjà 200 000 vues sur Youtube ! Une performance qui ne grise point Keny qui s’attaque à la réalisation de son troisième album Tout Tourne autour du Soleil, qui à sa sortie en décembre 2012, apparaît comme l’entrée définitive de Keny dans le ghotta de la musique française, et on peut penser qu’elle y restera longtemps car de par la profondeur de ses textes, la beauté de sa musique, Keny est plus qu’une rapeuse puisqu’elle est en passe de devenir une icône altermondialiste et anticapitaliste, mais celle qui refuse toute étiquette politique et se décrit comme « impossible à encarter », n’a sûrement pas perdu sa « rabia » et continuera à déranger l’ordre établi pour longtemps. Zack Badji
Illustration: encre de Régine Coudol-Fougerouse
